Tigrane II le Grand

 

Dossier N° 91

Revu juin 2017

Revu le 30/4/20

 

Carte de l’Europe méditerranéenne et de l’Orient au premier siècle avant Jésus Christ

 

 

 

Dans son livre Les douze piliers de l’identité arménienne, (édit Thaddée  2014), Robert Der Merguérian a consacré un chapitre à Tigrane II le Grand où il fait le point de nos connaissances en s’appuyant sur les sources grecques.

Au Ier siècle avant Jésus Christ, ce grand roi a non seulement consolidé l’Etat fondé par son grand père Artaxias 1er, mais il a aussi bâti un empire d’une dimension inégalée, s’étendant des montagnes du Caucase jusqu’aux côtes de la Palestine. Robert Der Merguérian écrit «  L’histoire de l’oeuvre de Tigrane II le Grand inspire un sentiment de fierté  et de grandeur à chaque Arménien. »

L’auteur a le mérite de faire un peu de clarté dans cette histoire complexe qui mériterait une étude approfondie.

 

Au premier siècle avant Jésus Christ l’Arménie s’est imposée comme la plus grande puissance politique de l’Asie Mineure et du Moyen Orient.

 

Tigrane est né en 140 avant JC. Probablement à Artaxata. Son père Tigrane 1er était le fils cadet d’Artaxias 1er fondateur de la dynastie artaxiade. Il devait faire face aux attaques des Parthes, une autre dynastie qui avait annexé la Médie, la Perse et la Babylonie. Le roi Parthe Mithridate II le Grand ( 122-88) au cours  d’une campagne militaire victorieuse  contre Tigrane 1er prend en otage  le prince héritier Tigrane. ( le futur Tigrane II le Grand âgé de 25 ans). A la mort de son père, pour obtenir sa liberté et monter sur le trône d’Arménie, il doit céder aux Parthes «  Soixante-dix vallées »[1] en guise de rançon pour monter sur son trône. (Selon Strabon). Tigrane II régnera sur l’Arménie de 95 à 55 avant JC date de sa mort.(il meurt à l’âge de 85 ans)

 

Demeuré 20 ans en captivité Tigrane bénéficia de son rang de Prince héritier. Il eut une fille ( de qui ?) Ariaz-Aouta qui fut mariée à Mithridate II le Grand  et reine des Parthes. Durant sa détention Tigrane put observer au plus près le fonctionnement du système administratif et militaire parthe. (p 50)

 

L’histoire de Tigrane II le Grand est intimement liée à celle du roi du Pont Mithridate VI Eupator dit le Grand ( 132-63) grand défenseur des valeurs helléniques et symbole de la lutte contre les Romains en Asie Mineure.

 

Après l’accession au trône, Tigrane II et Mithridate VI ont conclu un traité d’alliance ( 94) Il reçoit en mariage Cléopâtre la fille de Mithridate. Selon les termes du traité il aidera Mithridate à occuper la Cappadoce, royaume allié de Rome. Ils se partagent le butin. Un an plus tard Sylla, Gouverneur de la Cilicie reprend la Cappadoce et rétablit la présence romaine. Sylla impose un accord la même année reconnaissant l’Euphrate comme frontière entre Rome et l’Arménie. 

 

Tigrane II « Roi des Rois »,

allié de Mithridate VI Eupator (le bien né)

 

 

Les conquêtes de Tigrane II

 

Le projet politique de Tigrane II ( de 95 à 91) est l’extension de l’Arménie ( au détriment des Séleucides et des Parthes vers l’Est et le Sud et d’éviter de s’attaquer aux Romains. Il occupe la Sophène (Petite Arménie), puis la Mésopotamie récupérant les « soixante dix vallées » de la Grande Arménie, occupe Antioche et la plaine Cilicienne.  Au sud il entre en Phénicie et assiège Ptolémaïs en 70.  Il occupe Damas ( nombreuse pièces à son effigie découvertes ici) L’Arménie devient le voisin de l’Empire Romain. ( extension maxi de l’Empire au Sud Golfe persique, le fleuve Cyrus à l’Est, Au Nord la mer Noire), prend le titre de Roi des Rois. L’Armée de Tigrane comptait environ 300000 hommes d’éthnicité diverse dont 120 000 Arméniens.

 

La capitale Artaxata fondée en 180 avt JC était trop septentrionale/ Tigrane II fonda Tigranocerte (80 avt JC) située au centre de ses possessions. Il y réunit les habitants de douze villes grecques dépeuplées par lui à cet effet ( Strabon) Tigrane fit venir 300000 habitants de ses diverses provinces.( Appien) Tigranocerte était située sur la grande route commerciale entre l’Ouest et l’Est depuis Antioche et Edesse en passant par Nissibe ( Medzpin) vers Ecbatane et les Indes. Le fils de Tigrane Ardawast III qui succèdera à son père devint un auteur talentueux de pièces de théâtre. Tigrane et son épouse Cléopâtre étaient épris de culture et de civilisation helléniques de sorte que le grec remplaça l’araméen comme langue de la chancellerie. Cléopatre invitait en Arménie des artistes et hommes de Lettres grecs des rhéteurs, des philosophes des comédiens. L’historien Metrodore de Scepsis ( misoromaios) a écrit la vie de Tigrane et l’histoire de son règne.

 

Le royaume d’Arménie était situé au carrefour de deux cicilisations en contact avec les deux grandes cultures ( l’Achéménide : organisation administration et la Grecque : écriture arts et architecture) le territoire composé de régions économiquement et culturellement disparates. La région la plus développée était celle d’Edesse (en Osrohène) et de Samosate (en Commagène) . Brassage de populations et de cultures plus de 15 langues parlées dans le royaume: Tigrane II a fondé d’autres villes portant son nom, en Assyrie et en Médie. On en a découverte une en Artsakh il y a quelques années ( p 55) Tigrane II Roi des Rois était vénéré comme un Dieu. Des chroniqueurs ont décrit sa cour et son luxe. Quatre rois vassaux se tenaient en permanence autour de sa personne. ( Plutarque). Tigrane se montrait en public « vêtu d’une tunique coupée rayée blanc et rouge. Son manteau pourpre. La tiare à 5 pointes avec la bandelette attachée ( Dion Cassius) et le diadème à deux aigles.

 

La guerre arméno-romaine :

 

 

 

 

En 71 avant J-C Mithridate Eupator, ayant subi une lourde défaite face aux Romains ( au cours des guerres mithridatiques qui vont de 88 à 65 avant J-C sa défaite  à Cyzique et au Granique), il se réfugie chez son gendre Tigrane II. Bien que neutre dans le conflit contre Rome, Tigrane refuse de livrer son beau père à Lucullus ( successeur de Sylla à partir de -78) . Lucullus engage alors la guerre contre Tigrane sans l’accord du sénat romain. Il dispose de 40000 hommes Au printemps de –69, Lucullus  se dirige vers Mélitène ( Malatya)

 

 

 

 

Atlas historique de l’Arménie par Claude Mutafian et Eric Van Lauwe : l’apogée du royaume de Tigrane II le Grand

 

Lucullus passe de Mélitène aux rives de l’Euphrate, franchit la chaîne du Taurus arménien et assiège Tigranakert, jouant sur l’effet de surprise( son armée faisant 25 km par jour. Dans la ville assiégée se trouvait la famille royale et le trésor. Les 3000 cavaliers de Tigrane, dirigés par le général Mithrobarzane sont défaits. Tigrane se retire à l’Est vers la vallée de l’Araxe pour se réorganiser ( il parvient à sauver la famille royale et une partie du trésor. La ville est mise à sac par les soldats romains. Après la défaite  de Tigranocerte, les provinces de Syrie, de Gordiène et de Sophène font allégeance à Rome. Depuis l’Araxe, Tigrane parvient à remettre sur pied une armée de 30000 cavaliers et de 50000 fantassins. En juille 68  Lucullus entame sa seconde campagne s’avançant vers Mouch et vers l’Est. La tactique de Mithridate et de Tigrane était de harceler l’armée romaine sans lui livrer bataille. La cavalerie était commandée par Tigrane et l’infanterie par Mithridate. L’Objectif de Lucullus était de prendre Artaxata (Ardachat). Tigrane indigné d’apprendre que Lucullus était parti pour assiéger cette ville, rassembla son armée et après quatre jours de marche, tint son campement en face de celui des romains ( Plutarque). Bien avant d’arriver à l’Araxe, la bataille eut lieu sur les rives de l’Asanias, là où l’Euphrate prend sa source au nord du lac de Van.La bataille fut acharnée. Lucullus ne put poursuivre sa route vers Artaxata. Il abandonna la partie ses soldats se révoltèrent et imposèrent la retraite par un rude hiver . La deuxième campagne de Lucullus fut un échec. Suite à sa défaite Lucullus fut rappelé à Rome. Jules César envoya Pompée habile diplomate et grand homme de guerre ( Tandis que Lucullus était cupide et intrigant). Pompée conclut une alliance avec les Parthes pour prendre Tigrane à revers . Il promit à Phraate III une partie de la Mésopotamie. Pompée attaqua d’abord le Pont . Mithridate perdit la bataille de Nicopolis et s’enfuit. Cette fois Tigrane lui refuse l’hospitalité. Phraate attaque l’Arménie et comble de malheur Tigrane le Jeune le propre fils de Tigrane II passe dans les rangs de Phraate. Les Parthes assiègent Artaxata tanddis que Pompée avance par l’Ouest. La guerre est ouverte sur deux fronts. Acculé, Tigrane demande la paix à Pompée qui l’accepte ( 66). La victoire de Pompée sonne le glas de l’Empire arménien de Tigrane. Pompée n’annexe pas l’Arménie à Rome mais laisse le royaume à Tigrane pensant que l’Arménie alliée de Rome pourra servir de tampon contre l’Empire Parthe.( Tigrane restitue les territoires conquis au sud du Taurus mais garde la Sophène et une partie de l’Atropatène. Il conserve son titre  et reçoit celui d’allié et ami des Romains.

 

La nouvelle situation géostratégique en Orient et la poursuite de la guerre mithridatique

 

« Le roi Tigrane reçut dans la capitale une garnison romaine et, prenant avec lui ses parents et ses amis, il se mit en marche pour se livrer à Pompée. Quand il arriva monté sur son cheval, deux licteurs de Pompée s’approchèrent et lui dire de descendre de sa monture et de poursuivre à pied. Tigrane leur obéit  et détacha même son épée, qu’il leur donna. Finalement, face à Pompée en personne, il ota son diadème pour le déposer aux pieds du général, mais Pompée se hâta de lui prendre la main et de le relever, il le fit s’asseoir auprès de lui.. Ce que Tigrane avait hérité en montant au trône, il le conserverait en payant une indemnité de 6000 talents aux Romains et son fils régnerait sur la Sophène.» [2]

 

Les Parthes furent contrariés par cet accord entre Pompée et Tigrane, d’autant plus qu’ils ne reçurent pas les territoires qu’ils convoitaient. Ils avaient fortement contribué à la défaite de Tigrane sans compensations substantielle. De plus Pompée amena Tigrane le Jeune qui avait refusé de régner sur la Sophène, à Rome où il le montra aux Romains en signe de triomphe.

 

 

Der Merguerian écrit : « La guerre entre Rome et les Parthes devenait inévitable. Pompée continua sa marche vers la Transcaucasie, et traversa le Cyrus pour dominer les Ibères et les Albanais. Une domination qui fut de courte durée car Rome était trop éloignée pour assurer un contrôle permanent sur ces régions.

Grand stratège militaire, Pompée était aussi un homme modéré et clairvoyant. Comme l’indique Plutarque, lorsqu’il eut Tigrane en sa puissance, qu’il pouvait attacher à son char de triomphe, il aima mieux en faire un allié en disant qu’il préférait à la gloire d’un jour la gloire de tous les siècles.

La face du monde oriental fut complètement modifiée par les conquêtes de Pompée. Après elles, tous les Etats issus des conquêtes d’Alexandre le Grand avaient disparu, à l’exception de l’Arménie.

 

Quant à Mithridate, poursuivi par les troupes romaines, il trouve refuge chez les Albanais et les Ibères. Il participe à leur resistance contre les Romains, allant jusqu’en Colchide puis réussit à regagner la Crimée. Il organise alors une nouvelle armée de trente mille hommes et décide d’attaquer directement Rome en passant par les Balkans et les Alpes. Mais il est trahi par son propre fils, Pharnace qui le fait assassiner en –64 et envoyer le corps à Pompée. Celui ci le fit enterrer à Sinope dans le tombeau des rois du Pont.

 

Tigrane a régné encore dix ans après le traté de paix conclu avec Pompée. Il mourut à l’âge de 85 ans. Pour avoir conduit son pays au plus haut degré de sa puissance, il est devenu le symbole de l’apogée de l’Arménie : son règne marquera la période la plus glorieuse de toute l’histoire de l’Arménie. Pour l’Arménie et les Arméniens, l’épopée de Tigrane fut fondamentale. Elle permit de consolider l’unité du pays et du peuple arménien, de réunir la grande et la Petite Arménie de mettre sur pied un Etat qui durera encore cinq siècles

 

René Grousset écrit : « L’Arménie unitaire sortait victorieuse de l’épreuve, son unité nationale et son autonomie culturelle étant garantie par son entrée même dans la clientèle romaine. Le roi du Pont perdit son royaume et, à brève échéance, ruina sa dynastie, Tandis que Tigrane laissa une oeuvre immortelle : l’Arménie. Il marque de son emprunte tout l’avenir de son peuple en élevant le pays à une vie unitaire qui au point de vue moral , n’a depuis lors jamais cessé. »[3]

 

Grâce à Tigrane le Grand, la langue grecque prit le pas sur l’araméen à la cour et une hellénisation culturelle profonde toucha le pays tout entier. L’Arménie sous la double influence occidentale et orientale, établira ainsi par la suite des liens avec l’Occident. Cette oeuvre d’hellenisation fut poursuivie par son successeur Ardawazd III, son fils qui regnera de 55 à 30 avant J-C. Il arrachera l’Arménie  à l’influence et a l’attractivité de l’Asie pour l’orienter, forte de sa culture hellenique et de son alliance avec Rome, résolument vers l’Occident. Le christianisme seul enrichira la langue et lui apportera des institutions nouvelles.

 

 

 

 

Discussion J.B  : La rentrée de l’Arménie dans la clientèle romaine signe la fin de la vie la plus intense de l’arménité , celle qui luttait contre la puissance romaine ( -66) . Pour Mithridate la bataille durera encore deux ans jusqu’en –64( date de son assassinat par son propre fils ou son suicide ? ). Cette entrée de l’Arménie dans le rang romain, n’explique t’elle pas que aujourd’hui les Arméniens soient parmi les meilleurs serviteurs et collaborateurs de l’ Occident en Asie et partout dans le monde? Et qu’ils soient devenus en occident un peuple utilitaire ?  Toujours bons pour les autres plus que pour eux mêmes ? Le Christianisme n’a pas arrangé cela, même si il est devenu la religion officielle de l’Occident. L’avènement au XX ème siècle d’une petite république d’Arménie indépendante ne cherche t-elle pas à corriger les séquelles psychologiques de la lointaine défaite de Tigrane le Grand ? Ne cherche t-elle pas à réinscrire les Arméniens parmi les « écriveurs de l’histoire » et à redonner par son originalité ethnique par sa créativité artistique et littéraire et sa science ainsi, une nouvelle intensité de vie et une nouvelle liberté  à l’arménité ? Mais quid des Arméniens de la diaspora issus du génocide ? A vrai dire ils ne sont plus rien en dehors de leur vie communautaire, de l’entretien de leur langue de leur culture et religion, pour eux mêmes. Depuis le génocide de 1915 qui est en réalité un génocide des autochtones chrétiens de l’Asie Mineure ( y compris les Assyro-chaldéens),  les Arméniens sont ignorés, même parfois de l’actuelle Arménie et aussi dans  les pays tuteurs d’Occident,  à moins de réussites individuelles exceptionnelles ..L’autre inconvénient de la soumission arménienne à Rome , c’est que l’Arménie devait faire la police pour Rome en Orient, fournir à Rome des troupes, des ressources alimentaires et lui verser tribut et cela lui aliénait aussi les Parthes considérant les Arméniens comme des traîtres à l’Asie.. Artavazd le successeur de Tigrane poursuivra la politique de son père avec beaucoup de difficultés.

 

 

 

La tiare est la coiffure qui était le symbole de la souveraineté en Orient ancien. Elle était portée en Arménie à Byzance et chez les Ethiopiens A Babylone la tiare était réservée aux divinités du panthéon mésopotamien.

Imitant le projet d’Alexandre, bien qu’à une échelle plus réduite, Tigrane voulait faire de l’Arménie un véritable trait d’union entre l’Occident hellénisé et l’Orient perse. Les portraits sur ses monnaies le montrent clairement. Le roi représenté avec les traits d’un monarque hellénistique héritier d’Alexandre le Grand, mais avec une tiare iranienne décorée de deux aigles ( l’aigle était un symbole  de la royauté dans plusieurs  royaumes du Proche Orient) avec une étoile macédonienne au centre. Sur la tiare est posé un bandeau qui ornait la tête des rois hellénistiques , le diadème.

 

 



[1] La situation géographique des « Soixante dix vallées » est discutée. On suppose qu’il s’agit d’une région située au sud-est de l’Arménie à la frontière de la Médie.

[2] Plutarque XXXIII,, 76

[3] René GROUSSET Histoire de l’Arménie.